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75. ÉPITAPHE DE VALERIA, APPELÉE AUSSI THERMOUTIS, ÉRIGÉE PAR SON MARI PUBLIUS VALERIUS

Département de l'Art antique, inv. 198835.

Lieu et contexte de la découverte inconnus. Anciennement dans la collection du Lyceum Hosianum à Braunsberg, depuis 1947 au Musée National de Varsovie. La pierre  provient très certainement d'Égypte.

Calcaire blanc, jaunâtre. Dalle rectangulaire avec représentation, en relief, d'un édicule; h. 57 cm, l. 46 cm, ép. 10 cm; bords ébréchés, surface de la pierre érodée dans la partie centrale de la plaque. Sur un soubassement reposent deux gros pilastres à bases doubles et à chapiteaux évasés grossièrement travaillés. L'ensemble est couronné par un fronton à trois acrotères schématiquement signalés. Il est bordé d'une rangée de denticules et d'astragales. Entre les chapiteaux et le fronton il existe une plage vierge de quelques centimètres, ce qui signifie que ces premiers ne remplissent aucune fonction et ne représentent que le cadre que sert à délimiter d'inscription. Peut-être à l'origine la plage était-elle couverte d'un autre matériau (p.ex. de stuc) qui s'est effrité. L'inscription occupe toute la surface à l'intérieur de l'édicule. Les deux dernières lignes sont gravées sur le soubassement. Les traces de réglage sont visibles. H. des lettres env. 1,2 cm.

D'après la pierre au Musée National de Varsovie, A. Łukaszewicz, «Une inscription funéraire grecque d'Égypte au Musée National de Varsovie », ZPE 77 (1989), p. 191-194, pl. VI a (H. W. Pleket, SEG XXXIX 1711; H.-A. Rupprecht, SB XX 15005). D'après la pierre, A. Łukaszewicz dans: CSIR-Pologne II 1, p. 69-70, no. 73, pl. 40.

Cf. A. Łajtar, ZPE 125 (1999), p. 159, no. 79 (bibliographie). N. Istasse, CdÉ 75 (2000), p. 340 (sur l'expression e)leu/qeroj ste/fanoj). P. van Minnen, JJP 30 (2000), p. 157 (sur Valeria comme prisonniers de guerre).

I/II s. ap. J.-C., d'après la paléographie

[O]u)aleri/a h( kai\ Qermou=tij w(j (e)tw=n) m?b?Ä.

[e)]teleu/thsen de\ a)delfh\ ou)=-

a Popli/ou Ou)leri/ou strati_ ´

4       w/tou w eu)hrgethme/nh su\n

toi=j te/knoij mou w Kleopa/tr?#?kai\ Eu)frosu/n$, ai)xmalwtis?-?qi=ssa w dÄ (e)tw=n), katadedoulw-?

8me/nh e)/th _ ?´ lhÄ. kai\? nio?ne)lutrw/sato/ me o(? )delfo\?j?? Po/?-?pl?1???????

ioj su\n toi=j te/knoij e)j au)-th=j. e)pe/qhke/n moi?? to\?n?? [e)]le?u/?q?e?-?12 ron ste/fanon e)m?ou=?? zw/42sh?4j? kai\ta\ te/kna e)leu/qe??? e21??

rai)=don. eu)xa-ristw= au)t%= _ ?? e on?

´ apa ?

wti. kai\ meta\ th\n teleuth/n

16      mou ta\ flkana\ pa/nta e)poi/h

sen. u(giai/nete pa/ntej i)/loi

kai\ gi/tonej. pa=j de\ )naginw/

skwn metade/tw t$= cux$=

20     o(/ti )poqani=n dei=. kai\ su/, a)/de

{de}lfe, mh\ seato\n stere/s$j.

1. L pierre | dans ses deux publications Łukaszewicz ne donne pas le numéral dans le texte de l'inscription mais suggère dans le commentaire qu'il pouvait s'agir de m?b?Ä ou mh?Ä?|| 3. lire Ou)aleri/ou || 4. eu)hrgethme/nh Łukaszewicz [1989], lire eu)ergethme/nh || 6. « Les traces visibles devant kai au début de la ligne sont peut-être le résultat de martelage d'une lettre (par example h - l'emploi fautif de h( kai/)» - Łukaszewicz || 6-7. ai)xmalwt ? ?ai)xqi=ssa = malwteuqei=sa Łukaszewicz; dans l'apparat critique il signale que Merkelbach proposait de lire ai)xmalwt[is]qei=sa; lire ai)xmalwtisqei=sa || 7. L pierre || 10. « plio» au début de la ligne a été corrigé à partir de « pop» || 10-11. e)? ?a?u)?th=j Łukaszewicz, qui envisage deux possiblités: e)?? a????a?u?ju)th=j et e)mth=j || 14-15. Łukaszewicz signale que Merkelbach suggérait la lecture: au)t%= k?ai\? p?atri\? g??????egonw/ti (= gegono/ti); Łukaszewicz envisage en plus une autre possiblité: au)t%= _n?????´ a(/pan peponw/ti (lire peponeko/ti, peponhko/ti) || 18. lire gei/tonej ...... 18-19. lire )nagignw/skwn ou )nageinw/skwn || 19. lire metado/tw ...... 20. lire )poqanei=n || 21. lire seauto/n

Valeria, appelée aussi Thermouthis, âgée de 42 ans, mourut comme sœur du soldat Publius Valerius, comblée, avec mes enfants Kléopâtra et Euphrosynè, de bienfaits, ayant été faite prisonnière de guerre à l'âge de 4 ans, elle a été esclave pendant 38 ans.

C'est mon frère Publius qui m'a achetée et affranchie avec les enfants ... De mon vivant il m'a ceint de couronne de la liberté et j'ai vu les enfants libres. Je le remercie [...]. Aussi après ma mort il a fait tout ce qui convient.

Salut à tous les amis et voisins. Que chaque lecteur communique à son âme:

il faut mourir. Et toi, frère, ne te prive pas.

L'inscription est rédigée d'abord à la troisième et ensuite à la première personne du singulier. Dans la seconde partie la parole est à la défunte Thermouthis. Le texte est loin d'être un stéréotype. Surtout dans cette seconde partie, il présente certaines qualités littéraires, aussi bien par la recherche lexicale que par le style.

1.         Avant d'être affranchie par Publius Valerius, la défunte s'appelait Qermou=tij, après l'affranchissement elle portait officiellement duo nomina Ou)aleri/a Qer-mou=tij. La formulation Ou)aleri/a h( kai\ Qermou=tij, insolite à première vue, doit être interprétée: Valeria Thermouthis, connue aussi (dans les autres documents) comme Thermouthis.

La lecture m?b? /n'est pas absolument certaine du point de vue paléographique (cf. les doutes de Łukaszewicz cités dans l'apparat critique), mais elle est suggérée d'une manière univoque par le texte de l'inscription; cf. l. 7 et 8.

Sur la tournure w(j e)tw=n dans les épitaphes égyptiennes de l'époque romaine, voir commentaire de l'inscription 81, l. 2.

2.         a)delfh/, conformément à l'usage parfaitement bien attesté pour l'Égypte gréco-romaine, désigne ici l' « épouse », alors que o( a)delfo\j Po/plioj dans les lignes 9-10 doit être compris comme « époux »; voir cependant le commentaire des lignes 3-4.

3-4.Citoyen romain, Publius Valerius était très vraisemblablement légionnaire, il est toutefois impossible d'exclure définitivement l'hypothèse de troupes auxiliaires. Le texte de l'inscription ne fournit en effet aucune indication permettant de constater qu'au moment du décès de sa femme il n'était pas au service, p.ex. qu'il était déjà vétéran. Mais, d'autre part, en tant que soldat en plein exercice de ses fonctions, selon la loi, il ne pouvait pas être marié. Cette importante contradiction entre le texte de l'inscription et ce que nous savons sur le statut civique du soldat romain dans les deux premiers siècles de notre ère se laisse expliquer de deux façons: 1) Publius Valerius, soldat en exercice, vivait maritalement avec l'esclave Thermouthis avec qui il a eu des enfants, puis il l'a affranchie avec les enfants mais il ne l'a jamais épousée; les termes a)delfh/, a)delfo/j doivent revêtir dans cette situation un sens général («ma femme », « mon homme ») et non pas juridique (« mon épouse », « mon époux »); 2) au moment d'érection de l'épitaphe de Valeria Thermoutis, Publius Valerius n'était plus depuis un temps soldat en exercice; pendant qu'il exerçait ses fonctions il vivait maritalement avec l'esclave Thermoutis et il a eu des enfants avec elle; au moment de quitter l'armée, il a affranchi Thermoutis avec les enfants et il l'a épousé. L'absence dans le texte de l'inscription d'informations concernant le véritable statut militaire de Publius Valerius se laisse expliquer d'une part par le contexte social (en effet, dans les milieux parlant le grec en Égypte on n'avait pas le souci de précision dans l'emploi de la terminologie militaire romaine) et de l'autre par les questions purement stylistiques. Cette deuxième hypothèse semble plus probable. Il faut en effet re-marquer que Valeria Thermoutis est décédée à l'âge de quarante-deux ans tout au moins. Selon toute vraisemblance, Publius Valerius n'était pas plus jeune que son épouse. Il faudrait admettre qu'à la mort de sa femme, il avait environ cinquante ans, ce qui indique sans équivoque qu'il était déjà vétéran. Łukaszewicz était d'avis que, compte tenu de la profession de Publius Valerius, l'inscription étudiée devait être originaire d'un endroit en Égypte où stationnaient les troupes romaines, p.ex. d'Alexandrie. Mais, si l'on admet qu'à la mort de Valeria Thermoutis Publius Valerius était déjà vétéran et non pas soldat en exercice, cette opinion ne doit pas forcément correspondre à la vérité.

6-7.Les sources grecques d'Égypte romaine mentionnent rarement les esclaves dont le statut découlait de l'asservissement des prisonniers de guerre; cf. I. Bieżuńska-Małowist, L'esclavage dans l'Égypte gréco-romain II, Wrocław - Warszawa - Kraków - Gdańsk 1977, p. 13-14, qui n'en connaît qu'un témoignage, à savoir P. Hamb. I 63 de 125/6 ap. J.-C. contenant le contrat de vente de deux esclaves « acquis par le fer ». Selon Bieżuńska-Małowist, les prisonniers de guerre vendus comme esclaves en Égypte venaient tous de l'extérieur et parvenaient au marché égyptien des esclaves par l'intermédiaire de marchands. Il y a cependant lieu de se poser la question de savoir si le terme ai)xma/lwtoj ne pouvait pas désigner un prisonnier capturé par les Romains lors d'une des nombreuses taraxai/ qui ont tourmenté l'Égypte pendant toute la période romaine. Sur prisonniers de guerre dans l'Égypte gréco-romaine, voir dernièrement P. van Minnen, « Prisoners of war and hostages in graco-roman Egypt», JJP 30 (2000), p. 155-163.

8-10.L'expression kai\  nion e)lutrw/sato/ me o( a)delfo\j Po/plioj indique que Valeria Thermouthis a été rachetée par Publius Valerius; sur le terme lu/tra/ lu/tron = « somme payée pour l'achat d'un esclave », voir G. H. R. Horsley, New Documents Illustrating Early Christianity 3, Macquarie University 1983, p. 74; A. Bielman, Mus. Helv. 46 (1989), p. 25-41. Comme le signale très justement Łukaszewicz, la situation juridique de la défunte avant son affranchissement n'est pas entièrement claire. Tout porte à croire que Thermouthis vivait en concubinage avec Publius Valerius et qu'elle était mère de ses enfants, tout en restant propriété d'une tierce personne ou esclave publique. Sur le problème de rapports sexuels entre les personnes libres et les esclaves dans la Rome antique, voir J. Kolendo, Index 10 (1981), p. 288-297, surtout p. 289 et 293 (rapports des gens libres avec les esclaves appartenant à d'autres).

10-11.La tournure su\n toi=j te/knoij e)j au)th=j à la place de l'attendu su\n toi=j te/knoij au)th=j (ou plus exactement su\n toi=j te/knoij mou) prend une résonance juridique. En fait, l'expression ta\ te/kna e)j au)th=j appartient au formulaire des contrats d'affranchissement des femmes esclaves qui sont souvent mentionnées avec leurs enfants; cf. p.ex. IG VII 3332 (Cheronée, II s. ap. J.-C.): [Je]no/timoj )Epite/lou )nati/qhsin th\n i)di/an dou/lh[n Filou]me/nhn e)pi\ dwre#= kai\ to\ e)j au)th=j kora/sion Zwi+/lan (de même dans: IG VII 3353: Cheronée, II s. ap. J.-C.); Fouilles de Delphes III 6, 6 (Delphes, 20-46 ap. J.-C.): )pe/doto Niko/maxoj kai\ Neik[w\] t%= )Apo/llwni t%= Puqi/%e)p¡ e)leuqeri/# sw/mata, oÂj o)no/mata [Z]wpu/ra kai\ ta\ e)j au)th=j Para/mon<on> kai\ Kle/w-na kai\ Zw/puron (de même dans: Fouilles de Delphes III 6, 130: Delphes 90-100 ap. J.-C.); IG IX 2, 359c (Thessalie, II s. ap. J.-C.): h)leuqe/rwsen Pole-mai=oj )Antei/oxou )Elp<i/>da kai\ to\ e)j au)th=j te/knon Kaikeli/an (de même dans: SEG XXVI 691, texte de gauche, et dans: SEG XXXVI 546). On la retrouve aussi dans les inscriptions funéraires, là où il s'agit de souligner que le droit de succession et d'utilisation de la tombe revient à une femme et à sa progéniture. Les inscriptions de ce type proviennent pour la plupart de Lycie; cf. p.ex. TAM II 603a (période romaine): kateskeu/asen ÑOplh=j Troko/ndou Tlweu\j e(aut%= kai\ qugatri\ La/ll# ÑOple/ouj kai\ toi=j e)j au)th=j (de même dans: TAM II 631; 692; 802; 861). Pour l'Égypte, voir P.Sakaon 41 (322 ap. J.-C.): e)pei\ toi/nun sunebi/wsa gunaiki\ Ei)rh/n$ kai\ e)teknopoihsa/mhn e)j au)th=j.

11-12.La tournure littéraire ste/fanoj e)leu/qeroj revient dans les épitaphes des affranchis; cf. p.ex. l'épitaphe métrique judaïque IGUR III 1268: douli\j u(pe/rxousa ste/fanon to\n e)leu/qeron e)/sxen; voir aussi SEG XXIX 75: [ou(=toj e)le]uqeri/aj kalo\n e)/xei ste/fanon (Athènes, env. 480 av. J.-C.).

15.       Nous nous posons la question de savoir s'il ne faudrait pas lire w(/ti (= o(/ti) kai\ ktl.

15-17. ta\ flkana\ pa/nta désigne très vraisemblablement tout ce qui est lié à l'ensevelissement de la défunte et à l'érection de sa tombe et de son inscription funéraire.

17-21.La défunte s'adresse ici, comme cela arrive souvent dans les épitaphes métriques, à ceux qui sont restés parmi les vivants: amis, voisins, passants qui lisent son inscription et, à la fin, à son mari. La partie centrale de cet énoncé, celle qui est adressée aux passants, n'est pas facile à interpréter. Łukaszewicz y voit trois variantes d'interprétation: 1) c'est à sa propre âme que le passant doit communiquer que tout homme est mortel; 2) le passant doit se per-mettre (= à son âme) de profiter de la vie puisque, de toute façon, il faut mourir (interprétation due à R. Merkelbach); 3) le passant doit adresser un mot de consolation à la défunte en disant: « ne t'en fais pas, chacun doit mou-rir » (interprétation due à B. Bravo). Comme chacune de ces interprétations peut être étayée ou invalidée par de nombreux arguments, il est impossible de se prononcer d'une manière absolument certaine pour l'une d'entre elles.

La partie finale de l'énoncé de Valeria Thermouthis peut être interprétée comme une sorte de carte blanche donnée à Publius Valerius pour le reste de sa vie. Concernant entre autres, ou peut-être surtout, les rapports sexuels, elle paraît quelque peu cynique si l'on tient compte du fait que celui qui a commandé l'inscription, inspiré le rédacteur et accepté le texte définitif n'était autre que Publius Valerius. Il est possible que Valeria Thermouthis ait souvent répété ces paroles à son mari avant de mourir.

[A.Ł.]


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